Aloïse Sauvage en interview : "Il y a de plus en plus de femmes fortes qui s'affirment"

Par Julien GONCALVES | Rédacteur en chef
Enfant des années 80 et ex-collectionneur de CD 2 titres, il se passionne très tôt pour la musique, notamment la pop anglaise et la chanson française dont il est devenu un expert.
Fusionnant chanson française et sonorités urbaines, la sensation Aloïse Sauvage publie son premier album "Dévorantes". Pour Pure Charts, la chanteuse se confie sur ses débuts, l'influence du rap, la libération de la parole dans la musique ou ses choix au cinéma. Rencontre avec une artiste libre.
Crédits photo : Julot Bandit
Propos recueillis par Julien Gonçalves.

Quel est ton premier souvenir lié à la musique ?
J'ai voulu faire de la flûte traversière à sept ans après avoir vu un concert de musique irlandaise avec ma cousine. Dans ma famille, personne ne fait de la musique professionnellement mais il y a pas mal de musique amateur, du côté de mon père comme de ma mère. En voyant ce concert, j'ai eu une révélation avec ma cousine, on était minuscule. On s'est inscrite au Conservatoire toutes les deux. Je n'avais pas de dents devant, j'ai mis deux ans à faire un son mais j'ai persisté ! (Rires)

Sauvage, il y a un truc de liberté, de fougue, un peu animal
Ecrire des textes, c'est venu comment ?
J'ai fait de la musique très jeune, j'ai fait de la batterie, du saxophone. Je faisais pas mal de jazz, d'orchestre... Vers 11 ans, j'ai fait du hip-hop. En entrant au collège, j'écoutais du rap, j'ai fait du breakdance avec toute la musique qui allait avec : funk, rap américain et français... J'écrivais pas mal, je me souviens. Des petits slams, j'enregistrais par dessus des bande originales de film. Quand mon cochon d'Inde est mort, je lui ai tenu un blog pendant un an où je reprenais par exemple le groupe Sniper. "Sans repères", je la connaissais par coeur. Je faisais un remix des paroles pour mon cochon d'Inde qui n'était plus là. (Rires) C'est un peu honteux ! J'écris vraiment depuis toujours mais le temps que ça se mature et que j'ose, il a fallu un peu de temps.

Sauvage, c'est ton vrai nom ou c'était pour coller à ton état d'esprit ?
Oui, c'est mon vrai nom ! J'aime bien quand on me demande. Tu sais jamais si c'est ton nom qui t'impose presque de force des intentions ou si c'est toi qui essaie de coller. Comme je faisais déjà du cinéma et de la danse, j'étais déjà créditée en tant que Sauvage. Mais pour la musique, je me disais : "Il faut un pseudonyme". Mais les gens dans mon entourage m'ont dit : "Mais tu t'appelles Aloïse Sauvage, tu es faite pour être artiste, pour être sur scène".

Il représente quoi ce nom pour toi ?
Sauvage, il y a un truc de liberté, de fougue, un peu animal, instinctif. Je pense que ça me représente bien.

Regardez le clip "Présentement" :


Ce qui frappe sur ce premier album "Dévorantes", c'est ton habilité à faire sonner des mots mélancoliques sur des rythmes légers ou dansants...
Je voulais vraiment proposer un tout assez éclectique. Tu as "Et cette tristesse" et "Méga Down" avec des rythmes limite afro-trap, j'avais envie de pousser ça, j'ai écouté plein de sons de Burna Boy. Ça m'inspirait grave. D'un autre côté des trucs plus chantés, mélancoliques, comme "Tumeur" ou "Papa". Ou des choses un peu plus déstructurées comme "Toute la vie" ou "Dévorantes", dans l'émotion. Comme ce que j'imagine quand j'écoute "La superbe" de Benjamin Biolay. Je voulais ouvrir vers ça. Ce dont je suis fière avec cet album, c'est que ces 11 titres, c'est vraiment moi à l'instant T. Là, tu as tout. Si ça n'avait pas été le cas, j'aurais été frustrée. Il manque peut-être un piano-voix pour faire le panel mais je suis contente.

Je n'ai pas envie que ce soit pathos
Comment tu trouves l'équilibre ?
J'ai plus de facilité à écrire sur ce qui me touche de manière assez douloureuse au départ. Même si j'essaie toujours de mettre de l'espoir, quelque chose de lumineux, j'espère. Que ce soit par la mélodie, par la rythmique ou par les mots. J'avais vraiment envie de contrer, surtout quand je raconte la mélancolie, la déprime, la fatigue psychologique...

Oui parce que ça peut vite devenir pathos, et finalement ça ne l'est jamais.
Exactement. Je n'ai pas envie que ce soit pathos, jamais. Je veux que ce soit fort mais ça peut passer par quelque chose qui t'emporte physiquement. Et j'ai aussi envie de faire danser les gens. En studio, j'étais super contente de toucher ce rêve du bout des doigts, et je me disais : "Aloïse, tu vas pouvoir faire la musique que tu écoutes mais avec tes mots et ton écriture".

On dit que je fais du rap de blanc, ça me dépasse un peu
Tu écoutes quoi toi ?
J'écoute beaucoup de musiques actuelles, urbaines, appelons ça comme on veut, et souvent je trouve le texte pauvre. Attention, je peux m'enjailler dessus de fou ! Parfois aussi, je trouve aussi que le texte c'est tout de suite pompeux, ou alors très chanson française et on n'arrive pas à avoir un truc plus brut. Je suis contente d'utiliser des mots parfois comme velléité, malléole et clavicule dans un truc où Aya Nakamura peut danser dessus. C'est la musique que j'écoute mais j'ai envie de la faire à ma sauce. Je ne sais pas si c'est réussi mais c'est ce que j'ai essayé de faire.

Il y a une vraie influence rap...
J'ai voulu bosser avec des beatmakers du rap parce que j'aime la musique qu'ils font. Je savais qu'avec mon flow, mes mélodies et mes paroles... Je me disais qu'il fallait pousser là-dedans tout en ouvrant. Et je pense que j'ouvrirai encore davantage musicalement.

Regardez le clip "A l'horizontale" d'Aloïse Sauvage :


Une femme qui rappe, c'est encore rare médiatiquement. Pourquoi ?
Je ne sais pas... Parfois, quand tu appartiens à des familles, quand tu es dans un environnement, tu es conditionné par des codes dont toi-même tu n'as pas conscience. Peut-être que dans le cliché du rap, mais aujourd'hui il est explosé, il y avait ce truc-là où tu ne pouvais faire que la hargneuse, la violence. Comme je le vois dans les rappeurs masculins, tu peux raconter autre chose. De ne pas forcément raconter sa cité, surtout quand tu n'y viens pas forcément. Shay elle vient de Bruxelles, Chilla vient de Lyon. Oui, je viens de banlieue mais je n'ai pas vendu de drogues ni brûlé des voitures. Après, il y en a qui disent que c'est du rap de blanc, je ne sais pas, ça me dépasse un peu. C'est une bonne question mais je n'ai pas la réponse.

Il y a de plus en plus de femmes fortes qui s'affirment
En tout cas, c'est en train de changer...
Il y a de plus en plus de femmes fortes qui s'assument, qui s'affirment. Moi, je n'ai pas demandé la permission de faire la musique que je voulais. L'accessibilité aussi ça aide. Tu es dans ta chambre, tu fais un truc, tu le sors. Tu n'as pas besoin d'être chapeautée par des grands. Je n'ai jamais ressenti la difficulté à être une femme parce que je ne me suis pas posée la question. Soit je n'ai pas voulu la voir soit je l'ai contournée. J'essayais déjà d'exister en tant qu'être humain. Je me suis questionnée sur plein de choses, j'ai moi aussi des conditionnements, mais je me suis pas sentie désapprouvée parce que j'étais une jeune femme. J'ai évolué dans des univers très masculins, mais j'en ai plutôt tiré une force.

Comment tu t'es dit que ce serait possible sans vraiment avoir de modèle dans le rap ?
Il y a eu Diam's, Keny Arkana à un moment... Plus tard, je me suis dit que j'écrivais, je n'osais pas mais je me suis dit que c'est ce que je devais faire. L'aspect scénique est primordial pour moi. Mais Diam's, j'ai grave écouté et je l'écoute encore maintenant, c'est une référence pour moi. Je n'aime pas parler de modèles, on se fait tous influencer, car déjà s'affirmer soi, essayer d'être soi-même, c'est déjà une galère. J'ai plus des modèles d'artistes complets, dans le sens où c'est ma quête d'absolu artistique, comme Stromae. Souvent, en France, on te parle de tout ce que tu fais - danseuse, comédienne, chanteuse etc - sans parler de ta musique. J'évolue dans certains espaces oui, un gymnase, un Conservatoire ou un carton devant un centre commercial, mais c'est juste que l'expression de soi elle prend différentes formes. Parfois, c'est frustrant. Mais ce n'est pas grave.

L'album, c'est le saut dans le vide
Un premier album, c'est très important. Que voulais-tu accomplir sur ce premier album ?
Je ne m'attendais pas à ce qu'il arrive si vite. Je l'ai provoqué aussi car tout mon processus musical est très rapide. Je suis dans un rythme qui ne s'arrête pas. En même temps, je ne voulais pas perdre l'énergie du premier EP qui me présentait mais j'étais frustrée. Je n'avais pas tout dit. L'album, c'est important, c'est une vraie entrée en matière, c'est le saut dans le vide. C'est marrant, je suis quelqu'un de très perfectionniste et exigeant, et je l'ai été avec cet album mais je voulais qu'il soit à la mesure de mon patronyme. Que ça reste frais, instinctif. J'ai tellement toujours voulu exprimer ça, je trouve là la manière la plus intime et la plus sincère jamais espérée, j'ai beaucoup de choses à dire. Je pouvais le faire en un mois l'album, il n'y avait pas de problème. Le public peut considérer qu'il me découvre en même temps que je me découvre.

Regardez le clip "Omowi" d'Aloïse Sauvage :


Tu le disais, tu as bossé avec des beatmakers reconnus dans le milieu du rap comme Boumidjal ou Le Motif, qui ont travaillé avec Aya Nakamura, Damso, Niska... Comment on les convainc de bosser avec soi ?
On les convainc pas trop et c'est ça qui est cool. C'est vraiment des rencontres humaines, de différentes manières, mais ça a été des coups de coeur humains et artistiques. Je voulais des gens qui aient ma sensibilité, qui sachent jouer de la guitare par exemple, car je voulais ouvrir ma musique, en plus de ce que j'avais déjà proposé comme sonorités sur l'EP. Boumidjal c'est lui qui m'a contactée, on lui a parlé de moi. Alors que le mec bosse avec tellement de gens... Il y a eu une espèce de coup de coeur. C'est avec lui que j'ai fait le plus de chansons car on était trop bien en studio. On parlait de la vie... Je voulais explorer frontalement les rythmes hip-hop, trap, afro-trap...

Je suis en quête de liberté
Il y a des thèmes qui te sont chers comme l'amour, la liberté, l'émancipation...
C'est vraiment ce que je vis. Je n'ai pas de liste de thèmes. Ça passe toujours par une émotion que je reçois. Je n'ai pas d'autres moyens que d'écrire... Les thématiques d'acceptation de soi, de l'émancipation, de la liberté d'être, d'aimer qui ont veut, j'avais ça sur l'EP, mais même bien avant. A 16 ans, pendant un slam à la fête du lycée, je disais déjà en gros : "Fais ce que tu veux, on est ensemble, la force du collectif, tu es quelqu'un, tu existes". Je ne sais pas d'où ça me vient, mais c'est mon moteur, ma flamme sacrée du message que j'ai envie de transmettre. Moi aussi je suis en quête de liberté, toujours à contrer la moindre sensation d'enfermement. Cet album, c'est les deux ans de ma vie qui viennent de passer. Personnellement, j'ai connu des dégringolades successives, aujourd'hui je suis heureuse, mais j'avais besoin de raconter tout ça. L'apprentissage des désillusions, familialement, amoureusement...

Tu évoques l'homophobie et la liberté d'aimer dans "Omowi". Aujourd'hui, il y a de plus en plus d'artistes comme Hoshi, Suzane, Pomme, Angèle ou toi qui assument et chantent l'homosexualité ou la fluidité des genres. Comment tu expliques ce changement ?
C'est vrai... Les chanteurs et chanteuses, depuis la nuit des temps, ils éprouvent et ils écrivent sur ce qu'ils vivent. Le changement, c'est peut-être de l'assumer totalement. On ne pose pas la question aux hétéros... Moi c'est normal, c'est ce que je vis, je ne vais pas omettre ça de mes chansons. Avant, c'était peut-être plus opaque. On est peut-être plus décomplexé, mais il y a des choses révoltantes en 2020. Sans vouloir être des militants ou des porte-paroles, mais je suis cette personne-là, j'écris des chansons sur mes histoires d'amour, et oui c'est avec une femme. Et que ça puisse donner une autre représentation et que ça devienne quelque chose de courant. Je n'ai pas envie de me travestir. Mais ça change et je trouve ça bien.

J'ai envie d'écrire des chansons qui touchent les gens
Il y a une chanson qui m'a marqué sur l'album, c'est "Papa". J'ai été bluffé par ta capacité à écrire sur ce thème sans tomber dans la facilité. Il y a comme une distance mais tout de même de l'émotion...
C'est gentil, merci. J'ai réfléchi, même si je ne suis pas trop dans l'analyse en studio, je ne te le cache pas. J'aime le ressenti du premier jet, quelque chose sort de toi et c'est fou. Parfois, les chansons m'ont apprises avec le recul des choses que je n'avais pas assimilées. J'ai envie d'écrire des chansons qui touchent les gens. C'est vrai, selon les sujets, il y a des manières de le traiter. Peut-être de la pudeur... Parler de mon père, l'affirmer avec le titre "Papa", ce n'est pas évident. C'est une déclaration d'amour. J'avais aussi envie que le deuil d'un père, qu'il soit mort ou absent, on puisse se l'approprier en n'ayant pas tous les détails. "Papa", je n'ai pas pu la partager sur l'EP, je n'y arrivais pas.

Ecoutez "Et cette tristesse" d'Aloïse Sauvage :


Tu es aussi circassienne. Comment t'es venue l'idée de mêler cet art à tes performances musicales, comme on l'a vu aux Victoires de la Musique ou dans le clip "Présentement" ?
J'ai toujours honte quand on me dit ça. Si les circassiens lisaient ça, ils se diraient : "C'est bon, la meuf se suspend à un micro..." (Rires) Ça m'est venue il y a un an lors des Trans musicales à Rennes. Je devais faire une heure de show, je n'avais même pas assez de chansons, mais on me confiait une scène ! Je le voyais en tant que spectacle, je voulais que ça me ressemble. Le micro dans les mains, c'est une contrainte, tu es quand même emmerdée. Je voulais en faire un truc. J'ai fabriqué une pièce avec un ami qui vient du cirque. Je m'exprime avec des mots mais le corps devait le dire aussi. C'est affilié à ce que je dis, j'ai la rage quoi !

J'ai envie que chaque choix soit purement artistique
Comment tu vois ta proposition live évoluer ?
Je vais développer ça à mon rythme. Le micro magique, je l'appelle comme ça, c'est mon allié ! Mes concerts dans 5-10 ans, je les vois avec des drapés, une scénographie, pas de fil qui traîne, comme un ring de boxe. Il y a des jeux, des contrastes... Ça part de mon imaginaire car je suis nulle en concert, j'en ai quasiment pas vu.

Ce n'est pas ultra fatigant de se produire comme ça et de chanter en même temps ?
C'est dur, si ! Là, je prends des cours de chant parce que ça ne va pas. Je ne sais pas assez bien respirer avec ça. Je suis en tension totale avec mon biceps, j'ai les abdos complètement en tension et je dois chanter. J'ai aucun relâchement, je fatigue vite. J'ai des déséquilibres, ça me fait mal. C'est tout un truc. Mais j'ai fait quatre ans de cirque à haut niveau, huit heures par jour, c'est la moindre des choses d'avoir mal au biceps. (Sourire)

Parlons cinéma. On t'a vu dans "120 battements par minute" ou "Hors normes". Ces rôles-là ne sont pas choisis au hasard...
Pas du tout. Encore une fois, je ne suis pas pressée. J'ai envie que chaque choix soit purement artistique, qu'aucun autre paramètre n'entre en jeu. Je ne suis pas à tout prix dans : "Regardez je fais plein de concerts" ou "Je fais plein de films". Ce qui m'importe c'est le rendez-vous que je me donne, et encore plus s'il y a des gens qui viennent. Depuis "120 battements par minute", j'ai eu beaucoup de propositions de rôles principaux... Parfois, je fais des castings et je ne suis pas prise attention, mais je n'ai pas encore reçu de rôle où je sais que je ne dois absolument pas le louper. Je suis touchée par tout ce qui est social, par tout ce qui amène une émotion. J'ai envie que ça me parle. Mes choix ne sont pas anodins, ils sont artistiques, ils sont humains. Pour que ça reste précieux, dans ce que j'ai envie d'être, d'incarner.

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