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lundi 28 octobre 2013 0:00
Moriarty en interview : "Nos chansons doivent vieillir et changer comme des êtres"
Par
Yohann RUELLE
| Journaliste
Branché en permanence sur ses playlists, il sait aussi bien parler du dernier album de Kim Petras que du set de techno underground berlinois qu'il a regardé hier soir sur TikTok. Sa collection de peluches et figurines témoigne de son amour pour les grandes icônes de la pop culture.
Deux ans après "The Missing Room" et une tournée qui les a menés aux quatre coins du globe, les compères de Moriarty sont de retour avec "Fugitives", une collection de chants archaïques et populaires issue de la folk américaine. Entre deux sessions acoustiques dans le cadre d'un nouveau Pure Charts Live, la chanteuse franco-américaine Rosemary Standley et le contrebassiste Stephan Zimmerli ont accepté de se confier dans l'enceinte du Chalet des Îles, au bord du lac du Bois de Boulogne. Ils évoquent les influences multiculturelles de leur musique et la mythologie entourant cet album.
Crédits photo : DR
Propos recueillis par Yohann Ruelle au Chalet des Iles. Pour ceux qui ne vous connaissent pas, comment définissez-vous votre musique ? Rosemary Standley : Justement, on ne la décrit pas (sourire). On n'a pas envie de la décrire. C'est difficile comme exercice parce qu'on a tous des influences très différentes. Par exemple, on n'aime pas les mêmes musiques entre nous, c'est toujours une source de dispute dans le camion en tournée. Il y a des CD qui finissent par la fenêtre (rires). Ça fait maintenant presque 15 ans qu'on est ensemble, qu'on écrit ensemble, et on n'a pas envie d'aller vers un style de musique en particulier. Évidemment, il y a des influences qui sont notables, quand on écoute nos morceaux, on peut se dire « ça c'est emprunté à la musique africaine, ça c'est emprunté au tango argentin, ça à la musique indienne ». En fait, notre musique est en mouvance permanente, en fonction des instruments utilisés, des endroits où l'on a été, des musiciens avec lesquels on a partagé... On a beau à un moment graver des morceaux sur un disque, ils sont en constante évolution aussi. C'est très poreux. On peut dire qu'on s'apparente à la folk américaine, mais on emprunte aussi à la musique folk et traditionnelle du monde en général. Les cultures de chacun amènent la qualité de la musique C'est ce mélange de culture et de nationalité au sein du groupe qui vous pousse à explorer d'autres horizons ? Rosemary : On peut dire ça, oui. Les cultures de chacun amènent la qualité de la musique, une couleur, une texture... Stephan Zimmerli : J'imagine que pour Rosemary, le fait d'avoir grandi avec un père qui est chanteur de country-bluegrass-folk, ça doit colorer quelque chose. Mais en elle-même, c'est plus complexe que ça j'imagine. Moi je n'ai pas du tout grandi avec, j'ai été en contact avec cette musique-là plus tard, par ma famille américaine, mais de façon beaucoup plus diffuse, alors que je suis plutôt attiré par le rock indépendant ou la musique de films. Quand on écrit nos chansons, chaque background vient s'entrechoquer avec les cultures des autres. Parfois la collision donne lieu à un monstre qui meurt tout seul, ou parfois ça donne une sorte d'hybride, très intéressante. Découvrez le live acoustique de Moriarty sur "Candyman" : Le player Dailymotion est en train de se charger...
Pourquoi avoir choisi ce nom de scène, Moriarty ? Rosemary : C'est un nom lointain. Au départ, ça vient de notre passion commune pour la littérature. On s'échange beaucoup de livres entre nous et à l'époque, c'était "Sur la route" de Jack Kerouac, dont le héros s'appelle Dean Moriarty. Stephan : L'anti-héros, plutôt. Rosemary : Kerouac a fait une filiation littéraire. Il avait donné ce nom-là à son personnage parce qu'il pouvait éventuellement être un neveu éloigné du professeur Moriarty de "Sherlock Holmes", d'Arthur Conan Doyle, sachant que l'un est le génie du mal et l'autre le génie de l'excès... Le nom de famille Moriarty est aussi d'origine irlandaise et signifie l'homme qui vient de la mer. Au final, tous ces sens nous collent à la peau. On a évité les reprises de Bob Dylan Sur votre nouvel album "Fugitives", vous avez décidé de reprendre des standards de la musique américaine signés Blind Willie Mc Tell, Mississippi John Hurt ou Hank Williams. Comment vous est venue cette idée ?Stephan : On a évité les reprises de Bob Dylan parce qu'il y en a un certain nombre. C'était intéressant de faire l'archéologie de ce qu'il y avait avant lui. Ce qui l'a inspiré, influencé, les gens auxquels il a emprunté ou parfois même volé des choses... Donc l'idée, c'était de revenir à des fondamentaux, à l'essentiel ? Rosemary : Oui, en tout cas aux choses qui nous ont marqués, par la musique, la mélodie, les paroles ou la façon d'écrire. On voulait aussi rendre hommage à ces types dont on raconte les histoires, qui sont les rebuts d'une société, voire même des déchets puisqu'il y a des accros à l'alcool, des criminels, des assassins, des voleurs, des braqueurs de banque et des joueurs de casino. Ce ne sont pas forcément des gens très fréquentables on va dire ! (sourire) C'est devenu une forme de mythologie, un autre regard sur les Etats-Unis. Les "fugitifs" du titre de l'album, ce sont donc ces personnages hors-normes ? Stephan : En grande partie. On a par exemple mis dans l'édition vinyle une petite citation cachée. C'est un extrait du dossier du FBI sur Alan Lomax, qui est la personne sans qui rien de tout ça n'existerait. C'est lui qui a collectionné et enregistré les derniers bluesmen qui chantaient encore les chansons qui, puisque c'est de la tradition orale, disparaissent avec les dernières générations qui se les sont transmises. Lomax, c'est la figure qui a beaucoup influencé Bob Dylan justement. Sans cette moisson de chants, on n'aurait pas eu cette matière, on n'aurait plus de trace. Rosemary : Lomax, son père en premier et beaucoup d'autres gens par la suite se sont lancés dans ces enregistrements de terrain. La musique populaire, elle est issue d'énormément de corps différents mais aussi du travail, parce que les gens chantent pendant qu'ils travaillent, dans les champs de coton, à la mine, dans n'importe quelle usine, en prison, et puis il y a aussi toutes les chansons des grands-mères ou celle des vieux bonhommes qui sont sous leur porche... Donc ce type a constitué une bibliothèque absolument incroyable, qui est à l'origine de ce qu'on peut appeler la musique traditionnelle américaine. Stephan : Et il était surveillé par le FBI parce que les instances de contrôle jugeaient que c'était une activité subversive de faire ça. Dans cette citation, ils écrivent que c'est « un individu particulier, très bizarre, qui ne semble accorder aucune importance à son apparence physique. Il n'y qu'une seule passion qui lui est connue, c'est d'enregistrer la musique populaire ». Donc Lomax s'imbrique parfaitement dans le thème, parce que le mot fugitif peut être interprété de plusieurs manières différentes, des personnages des chansons ou justement cette espèce de tradition qui s'enfuit si on ne la cultive pas. Et puis nous-mêmes, on a pris une photo à l'ancienne en tenue d'aviateurs sur un autre continent parce qu'on a parfois l'impression d'être aussi des fugitifs. Après des années en tournée, on ne sait plus très bien où est la maison et on se rapproche un petit peu de ces rambling men, ces voyageurs. Découvrez le live acoustique de Moriarty sur "Fair and Tender Ladies" : Le player Dailymotion est en train de se charger...
On a l'impression qu'une espèce de nostalgie de la musique folk s'est installée, avec des groupes qui connaissent le succès comme les Lumineers, Mumford & Sons... Rosemary : Je pense que c'est cyclique. Il y a toujours eu une base d'amateurs de cette musique. Ce retour est, je pense, lié à beaucoup de choses, comme à la popularisation massive par le cinéma, avec des films comme "Inside Llewyn Davis" des frères Coen ou "Alabama Monroe" de Felix Van Groeningen. Ça a toujours été existé. J'en suis le témoin vivant puisque mon père a toujours pratiqué cette musique. On ne peut pas dire qu'il y a toujours eu un public, c'est le problème (rires). Stephan : Pour nous, c'est une vibration de fond, qui est toujours là et qui perdure. Et il s'avère qu'à certains moments, le grand public pose son regard vers ça. Mais ça partira, puisque ce sont des vagues qui s'en vont aussi vite qu'elles sont venues. Ce qui nous intéresse, c'est justement de cultiver la permanence. Donc ce qui est important, en définitive, c'est d'être contemporain. On est très méfiants vis-à-vis de ce que pourrait être la nostalgie, on essaye de ne pas s'enfermer dans une réplication du passé, même si, comme tout le monde, on est fascinés par ce qui possède un charme d'antan ou émerge d'un passé lointain. C'est pour ça qu'on autorise à insérer dans nos chansons des instrumentations qui ne devraient pas être là, comme un synthétiseur ou un orgue psychédélique sur une chanson évoquant les cow-boys des années 1800 ! C'est plus important de faire rencontrer le passé et le présent, voire le futur, plutôt que de faire de la recréation nostalgique du passé. Dans l'idéal, nos chansons doivent vieillir et changer comme des êtres Vous tournez énormément, partout sur le globe. C'est difficile de se renouveler sur scène ? Rosemary : Pas nécessairement. Il suffit de ne jamais faire la même setlist tous les soirs (sourire). C'est une envie, à un moment, de ne pas vouloir proposer le même spectacle à des personnes qui seraient déjà venues nous voir la veille. Stephan : Dans l'idéal, nos chansons doivent vieillir et changer comme des êtres, on ne peut pas les figer dans un état donné. Dans la réalité, quand on fait cinq concerts de suite la même semaine, c'est vrai qu'on n'a peut-être pas le temps de tout réinventer chaque soir, ou l'énergie. Donc ce sont soit des accidents qui amènent ça, soit des rencontres, par exemple quelqu'un qui vient chanter avec nous sur scène. L'une des choses importantes, c'est aussi de jouer dans des endroits très différents. Par exemple, passer d'un concert acoustique pour 50 personnes dans un petit salon à un festival avec 20.000 personnes sur le bord d'un lac, dans la montagne ! Dans les deux cas, il faut changer sa manière de jouer et c'est ça qui nous passionne, plus que de ciseler un show et de le reproduire cinquante fois. Après cet hommage à vos racines, quel sera votre prochain défi ? Stephan : Ce disque-là, c'est plus un jalon sur la route, qui vient s'insérer dans une foule de projets, notamment en lien avec le théâtre. Écrire des chansons pour la scène, le cinéma, c'est très valorisant. Ce qui est déjà acté en tout cas, c'est qu'on a créé des morceaux pour un roman adapté en radio, bientôt diffusé sur France Inter. On a pris le livre comme matériau pour nous inspirer des mélodies et on a travaillé avec des acteurs qui interprètent leurs rôles par dessus ces musiques d'atmosphère. C'est en train d'être finalisé et ça devrait donner lieu à une sorte d'objet protéiforme, radio, musical. C'est ce genre de projet qui nous stimule beaucoup. Sans doute que notre route sera faite de ça à l'avenir...
Pour en savoir plus, visitez moriartyland.com, ou la page Facebook.
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