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samedi 28 mai 2022 12:27

Melody Gardot en interview : "Paris, c'est une super ville pour tomber amoureux"

Par Théau BERTHELOT | Journaliste
Passionné par la musique autant que le cinéma, la littérature et le journalisme, il est incollable sur la scène rock indépendante et se prend de passion pour les dessous de l'industrie musicale et de l'organisation des concerts et festivals, où vous ne manquerez pas de le croiser.
Deux ans après le joli succès de "Sunset in the Blue", Melody Gardot est de retour avec "Entre eux deux". Sur ce nouvel album composé avec le pianiste Philippe Powell, la chanteuse jazz clame son amour pour Paris. Une véritable histoire passionnelle qu'elle nous raconte en interview.
Crédits photo : Franco P. Tettamanti
La dernière fois, nous avions simplement entendu sa voix. C'était à l'époque confinée où les interviews sur Zoom étaient à la mode. Désormais, la vie reprend son cours et c'est donc en physique et dans les locaux d'Universal que Melody Gardot nous a donné rendez-vous par un jour caniculaire du mois de mai. Derrière ses lunettes rondes et fumées, celle que l'on surnomme la "diva du jazz" apparaît détendue malgré le retard de la promo, ses deux petits chiens se promenant avec elle alors qu'elle doit les emmener chez le vétérinaire après notre discussion.

Propos recueillis par Théau Berthelot.

Comment est né ce projet de nouvel album "Entre Eux Deux", deux ans après "Sunset in the Blue" ?
J'étais en train de faire la promotion de "Sunset in the Blue" chez Laurent Delahousse et j'avais eu besoin de créer un groupe pour le faire parce que tout le monde ne pouvait pas voyager. J'ai donc crée un groupe avec Christopher Thomas à la basse, Jorge Bezerra à la batterie et Philippe Powell au piano. On a fait un joli truc parce qu'il fallait chanter "C'est magnifique" en duo, donc Philippe a fait ça. On était donc chez Delahousse et c'est vraiment sur son plateau où il y avait une image de dingue que j'ai regardé pendant que je chantais. J'ai vu Philippe, j'ai vu l'image... C'est comme si tout était divin. Après l'émission, j'ai dit à Philippe que je voulais faire un disque avec lui. Et comme il est compositeur, écrivain, musicien, c'est quelqu'un de très intelligent, on a eu le plaisir de se croiser un peu avant. J'ai même chanté une de ses compositions sur "Sunset in the Blue" ["There Where He Lives in Me", ndlr] et j'ai donc pensé que ce serait cool de faire un truc à deux. On a décidé d'avoir deux semaines ensemble fin août pour tout faire et tout enregistrer ensuite en deux jours.

Justement, l'enregistrement a été très rapide. Artistiquement, ça a immédiatement matché entre vous ?
Ouais, c'était great ! Il n'y avait aucun ego entre nous. Ce qui est intéressant, c'est qu'on partage pas mal de choses que j'ai découvertes au fur et à mesure. On n'a jamais été si proches. Il est venu chez moi, dans mon petit studio qui donne sur la Tour Eiffel. On a vécu deux semaines ensemble sept jours sur sept.

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Avec Philippe Powell, on n'a jamais été si proches
Comment travaille-t-on à quatre mains sur ce type de projet ?
Il y avait des morceaux où lui avait déjà composé la musique et moi j'ai essayé d'y entrer avec les paroles et les mélodies. Parfois c'était l'inverse, parfois je lui montrais des enregistrements, des démos ou alors je jouais pour lui montrer. Mais je ne voulais pas qu'il joue exactement comme moi. Ce n'était pas le but. Il a sa manière de jouer, je le respecte et j'en suis très fan. C'est intéressant de se donner des idées comme ça... Parfois la mélodie donnait quelque chose de mon côté, puis autre chose du sien. Il y avait une chanson qui était pratiquement exactement la même, je lui ai filé l'introduction et je lui ai dit "ça c'est l'introduction, je le sais". Mais en gros, rien n'était difficile car on a cherché ce qui était le mieux pour la musique, sachant qu'on a une limite de talents. On peut faire ce qu'on peut faire seulement nous deux.

Faire un album avec simplement un piano comme instrument : est-ce plus facile ou plus difficile qu'un album traditionnel ?
Dans l'acte, c'est très confortable. Parfois, il jouait les choses que j'entendais dans ma tête et c'était magique. Mais le plus difficile c'était d'enregistrer et c'est grâce à notre ingénieur du son Denis Caribaux, qui est un génie, qu'on a eu le bon résultat. Parce que c'est vrai qu'on entend beaucoup plus les pédales du piano ou le mécanisme... Tous les bruits qu'on ne devrait pas entendre normalement parce qu'il n'y a pas de basse ou de batterie qui couvre ça. Dans l'écoute, on a eu pour référence l'album de Tony Bennett et Bill Evans, mais le piano de Bill est beaucoup plus bas que le nôtre. Avec Denis, on a passé un jour entier pour choisir les micros et le placement du piano. En plus, c'est dans une fréquence très différente. Normalement c'est du 440, là on était à 432, ce qui veut dire qu'au niveau du son, il va y avoir des courbes. Donc le positionnement des micros était différent. On a eu le technicien de Steinway, Bastien, qui a fait six heures et demi de travail pour régler tout ce qui à affaire aux tons etc.

C'est un album très doux, rempli de tendresse et d'amour. C'était le mot d'ordre du projet ?
C'est le hasard en fait, dans le sens où les artistes se trouvent. Il y a des feelings dans la musique ou les paroles, parfois le sujet est lié... Moi je ne le trouve pas forcément plein d'amour cet album, il y a aussi des chansons de rupture, des choses un peu plus stoïques... D'ailleurs, le fait de faire un poème c'était bizarre mais aussi nécessaire. Et puis aussi ce petit duo, telle une reconnaissance pour le père de Philippe Powell, le grand cinéma avec Claude Lelouch...




On ne peut pas éviter les clichés sur Paris
C'est probablement votre album le plus jazz mais aussi le plus direct, le plus honnête : pourquoi maintenant ?
Philippe n'était pas dispo avant (rires). Il faut comprendre que, si vous avez d'autres questions qui sont similaires, honnêtement je ne suis pas une personne qui dit "je veux faire un truc, tel truc, parce que je veux ça...". Non ! Imaginez-vous comme si vous étiez à l'aéroport : vous avez toutes ces destinations, vous regardez tout et vous vous dites "Tiens je vais là". C'est vraiment comme ça !

Tout se joue au feeling donc !
Exact ! Et ça dépend si on a le fric pour le faire ou pas. Parfois j'ai eu des feelings, des idées et ce n'était pas réalisable (rires). Il n'y avait pas HSBC derrière !

J'ai accepté que des gens n'allaient pas aimer cet album
Est-ce que vous pensez toujours à l'accueil du public ou au succès quand vous faites un album, surtout après le bel accueil réservé au précédent ?
Mon Bluetooth est connecté et lié avec quelque chose qui est à l'instant. Quand j'ai fait mon album "Currency of a Man", j'étais à Los Angeles, j'ai eu des feelings de cette ville et de ses histoires. Comme si j'étais une observatrice en quelque sorte. Si j'étais une écrivaine, je serais une Kerouac ou une Bukowski parce que je suis vraiment dans l'observation qui est un peu cruelle. Bien sûr, il y a toujours un peu de romantisme là-dedans car on a fait des mélodies qui sont romantiques, mais aussi parce que par rapport à Paris, il y avait certaines mélodies qui me paraissaient un peu françaises. On avait vraiment l'impression qu'elles avaient été créées pour ça. Il y a un peu de la France, de Paris dedans. Et de nos points de vues respectifs. Avec Philippe nous sommes des étrangers, si tu veux. Lui il est Français, moi je ne le suis pas, mais il y a quand même un peu de "guest spot", les gens qui regardent ça avec un autre point de vue et une autre culture. On ne peut pas éviter les clichés, bien sûr, mais nous, les artistes en général, on est inspirés par quelque chose et ça devient notre but pour créer une oeuvre. Si vous trouvez un artiste qui peut répondre à cette question en disant "oui j'ai fait ça parce que je veux que... je peux obtenir...", vous êtes beaucoup trop loin du message à mon avis. On ne fait pas les choses en attendant quelque chose en retour, on les fait parce qu'on a un feeling. Pour le meilleur ou pour le pire. C'est ce que j'ai accepté en faisant cet album : je me suis dit qu'il y a des gens qui n'allaient pas aimer, mais c'est ok. Au pire, il faut qu'on travaille sur le son pour que ça sonne bien. C'est le seul truc sur lequel il fallait se focaliser. Le reste... Vous pouvez me déchirer, mais moi je suis contente (rires).

Lors de notre précédente interview, vous nous aviez parlé de votre amour pour Paris et la France. Quel a été le premier déclic de votre histoire d'amour avec Paris ?
Quand je suis arrivée pour la première fois ici, ce n'était pas pour le boulot et j'étais encore handicapée en chaise roulante. Honnêtement, c'est inexplicable dans le vrai sens du terme parce qu'il n'y a aucune logique, c'est beaucoup plus ésotérique. C'est comme si j'avais passé ma vie d'avant en France. J'ai toujours eu ce sentiment de direction vers la France, comme si j'étais sur un voilier et que c'était une étoile. Mais j'ai eu peur car c'est tellement cliché pour un Américain de dire qu'il va à Paris. C'est un peu "Emily in Paris" quoi ! J'ai fait mon premier voyage international en France et quand je suis arrivée, il y avait une odeur, et j'ai eu le sentiment vraiment étrange que c'était chez moi. C'est comme si tu revenais 40 ans plus tard dans la maison de ta grand-mère, ou quelque chose du genre. J'étais confuse, j'ai reconnu des choses que je n'aurais pas dû reconnaitre, senti des choses que je n'avais jamais senties. Ça avait une familiarité assez étrange.



J'ai eu le sentiment étrange que la France, c'était chez moi
Vous dites avoir eu peur des clichés mais j'ai justement l'impression qu'avec la chanson "A la Tour Eiffel", vous avez essayé de les fuir ces clichés...
Ça reste quand même cliché, je le sais ! C'est cliché d'écrire sur quelque chose que les Parisiens ignorent la plupart du temps. Mais en fait, c'est une icône. Et une preuve d'amour puisque Gustave Eiffel l'avait faite pour sa femme. Là encore, c'est mon côté observatrice, très Bukowski. Les gens sont toujours en train de s'embrasser sur le Champ-de-Mars et sur les quais (rires). Et j'ai dit que si on devait faire une chanson, je voulais la faire en deux étapes. Je voulais faire une chanson pour la Tour Eiffel parce quand même, je trouve bizarre que la France n'ait pas une chanson dessus. Il y en a pour les Champs-Elysées, les ponts de Paris... Bon, ce n'est pas dans l'actualité en ce moment mais il y avait un moment où les écrivains ont fait ça et aujourd'hui on l'ignore. J'ai fait une recherche : il n'y a aucune chanson qui parle de la Tour Eiffel depuis les années 1940 ! Je me suis dit "Quelqu'un devrait et je peux être la première. Je ne serais pas la meilleure, mais au moins j'aurais essayé". On a eu cette idée de romance parce que Paris, il faut reconnaître que c'est quand même une super belle ville pour être amoureux. "Si l'on cherche une romance encore plus belle, on va s'embrasser à la Tour Eiffel", je trouve ça top !

C'est digne d'un film romantique.
C'est un peu ça ! J'ai vécu l'expérience de prendre pas mal de photos, pour cet album, des gens qui s'embrassent partout sur les quais. Ça m'a donné l'envie et la vibe pour cette chanson.

La Tour Eiffel c'est une icône, il n'y avait aucune chanson dessus depuis les années 40

Comme pour "Sunset in the Blue", c'est un album où se mêlent anglais, français et portugais. Pourquoi pas seulement le français vu le thème ?
C'est Philippe Powell. (Elle se lève pour prendre le vinyle de l'album et parcourt la tracklist) Ça c'est tout ce qu'on a fait ensemble, quelques-unes en anglais parce que je suis américaine, quelques-unes en français qu'on a fait ensemble parce qu'on est en France. Mais par exemple pour "Samba em preludio", Philippe pourrait répondre mieux que moi mais je vais essayer de résumer. C'est une chanson de son père, Baden Powell, qui est très connu. Il fait partie du Rat Pack brésilien, comme il y avait le Rat Pack aux Etats-Unis avec Frank Sinatra, Dean Martin, Tony Bennett, Samy Davis Jr. En même temps au Brésil, il y avait João Gilberto, Vinícius de Moraes, Antônio Carlos Jobim et puis Baden Powell. Son père est donc un de ces quatre-là et il est très très célèbre. La musique de son père était dans ma vie bien avant Philippe, donc pour respecter la filiation qu'on a tous les deux, je lui ai demandé s'il voulait faire un clin d'oeil à son père. Il a réfléchi et pensé à cette chanson qui n'est pas très connue, mais le texte a une connexion franco-brésilienne. C'est historique ! "Samba em preludio" est la version brésilienne mais c'est de Pierre Barreau, qui d'ailleurs avait fait les paroles de "Plus fort que nous", repris de Lelouch. C'était pour faire ce clin d'oeil, entre brésilien et français, et ça rencontre la longue histoire de la connexion qui existe entre la France et le Brésil. Parce qu'avec le mouvement tropicália, beaucoup de musiciens ont quitté leur pays, donc il y a une vraie histoire. Quant à "Plus fort que nous", c'est un petit clin d'oeil à Claude Lelouch et à ce film "Un homme et une femme" qui est très important pour moi. J'adore ça ! Et de faire un duo c'est parce que j'adore quand Philippe chante, je trouve que c'est un bel hommage et un beau partage. Et aussi, pas beaucoup de monde le sait, mais son père Baden était dans l'orchestre de l'enregistrement original de cette chanson.

C'est une belle transmission !
C'est fou ! Je l'ai appris après, en fait. Quand il a proposé cette chanson, c'est parce que je lui ai demandé s'il avait une reprise qu'il voulait faire avec moi. Il a réfléchi pendant des semaines et il a trouvé celle-là. Il y avait des anges avec nous parce que les choses n'étaient pas très évidentes, elles sont juste arrivées comme ça...




Ce poème montre la réalité sans filtre ni Photoshop
"Ode To Every Man" est un poème. D'où est venue l'idée de ce titre ?
C'est un poème que j'avais depuis longtemps. Je l'avais écrit en le récitant, ce qui était dingue. Je l'ai montré à Philippe un jour en lui disant que je voulais essayer ça. On a eu des exemples et on a décidé de donner une chance à ce poème. C'est une exploration. C'est très diagonal, ça a un côté Basquiat si tu veux. Ce n'est pas une chanson, c'est juste un poème, mais j'adore l'exercice. Je ne sais pas si c'est pour le meilleur ou le pire vis-à-vis de l'auditeur, mais il y a tellement d'émotion là-dedans que je me suis dis que c'était cool de se déchirer émotionnellement, d'être vulnérable et de faire comme les anciens jazzmen. Et surtout d'avoir le courage de tester un truc qui montre la réalité sans filtre ni Photoshop.

C'est un album très doux, assez lumineux, sauf la dernière chanson "Darling Fare Thee Well" qui est très mélancolique et sonne comme un adieu.
T'as pleuré ? (sourire)

Non non, mais je trouve qu'elle tranche totalement avec le reste de l'album.
C'est juste la fin de l'album, le moment où il faut dire ciao. Et ciao c'est toujours triste. "Désolé, on doit partir". Si on regarde bien, "Perhaps You Wonder Why" fait aussi ce job mais dans un côté plus blues, plus Julie London. C'est cool de finir sur un adieu, je trouve ça bien. Ça raconte une histoire qui est totalement "fucked up", comme tout le monde peut en connaître une (rires). C'est une histoire de rupture, t'imagines comme si le ciel était là et que d'un coup il pleut.

Elle sonne comme une BO de film aussi !
Vraiment, tu trouves ? Wow ! Trouve-moi quelqu'un, tu seras mon agent et je te donnerais 10% (rires) !
Pour en savoir plus, visitez melodygardot.com.
Ecoutez et/ou téléchargez la discographie de Melody Gardot sur Pure Charts.

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