"Ça ne coûte pas moins cher" : enquête sur le business des concerts dans les églises

Par Théau BERTHELOT | Journaliste
Passionné par la musique autant que le cinéma, la littérature et le journalisme, il est incollable sur la scène rock indépendante et se prend de passion pour les dessous de l'industrie musicale et de l'organisation des concerts et festivals, où vous ne manquerez pas de le croiser.
Depuis quelques années, de nombreux artistes français se lancent dans des tournées des églises. Mais qu'est-ce qui séduit tant Laurent Voulzy, Vincent Niclo ou Natasha St-Pier de jouer dans des lieux religieux et saints ? Enquête sur Purecharts !
Crédits photo : Julien Reynaud
Si on parle de concerts comme d'une grand-messe, ce n'est pas par hasard. Les shows sont souvent l'occasion d'une véritable communion entre un artiste et son public. Pour ne citer qu'un exemple récent, la performance de Nick Cave à Rock en Seine y ressemblait à s'y méprendre, tant le rockeur australien se comporte comme un gourou prêchant la bonne parole pour ses fidèles. Mais si une connotation religieuse existe dans les concerts, certains ont sauté le pas. En effet, les artistes sont de plus en plus nombreux à se lancer dans des tournées d'un genre nouveau : dans les églises ! Auparavant réservés aux offices religieux et à la musique classique, les lieux saints s'ouvrent désormais à des artistes issus de la pop ou de la variété. Mais pourquoi un tel engouement pour ces concerts dans les églises ?

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En France, l'un des premiers artistes populaires à se lancer dans l'aventure est Laurent Voulzy. Les 17 et 18 décembre 2012, il se produit à l'Eglise Saint-Eustache de Paris pour conclure la tournée de son album "Lys & Love". Ces shows particuliers lui plaisent tellement qu'une des dates est retransmise sur France 2, avant de faire l'objet d'une sortie en CD/DVD sous le nom "Lys & Love Tour". Suite à cela, Laurent Voulzy réitère régulièrement l'expérience, jusqu'à se lancer dans une véritable tournée des églises en 2018. Aujourd'hui, il vient de passer le cap des 200 concerts donnés dans des églises et cathédrales depuis 10 ans. « Tout petit, j'étais attiré par l'histoire et le Moyen-âge. Ado, j'ai été très attiré par les cathédrales, j’adorais aller m'y promener. J'ai été très marqué par ces trois concerts dans ces lieux religieux. Un producteur a dû m'entendre et m'a proposé cette tournée que nous faisons actuellement » indiquait l'artiste à notre micro.

"Chanter dans les églises, c'est l'aboutissement d'un rêve"


Laurent Voulzy reconnaît que ce genre de concert est « spécial » : « Ce n'est pas comme dans un Zénith. Il faut trouver le répertoire qui va avec. Je trouve que certaines chansons sont en harmonie avec ces lieux et il faut les réorchestrer ». C'est pourquoi sur cette tournée, des chansons comme "Rockcollection" ne sont pas au programme : « C'est un choix de ne pas le faire, comme c'est un choix de choisir les chansons qui sont en harmonie avec le lieu, qui résonnent. Le lieu aide certaines chansons. Quand j'envoie certains morceaux, je sens que c'est cohérent. C'est ce que je recherche en priorité, de la cohérence ».

Cette tournée a culminé avec un concert très spécial donné à l'Eglise du Mont-Saint-Michel et qui a fait l'objet d'une captation CD et DVD sortie fin 2019. Un « rêve » devenu réalité pour le chanteur : « Comme on avait déjà fait la démarche d'aller y chanter, c'est l'aboutissement d'un rêve. On chante dans tous ces endroits extraordinaires, mais celui-là l'est encore plus à cause de sa position. C'est le Mont-Saint-Michel, le monde entier vient le voir ».

Un véritable défi technique


Mais Laurent Voulzy n'est pas le seul artiste à aimer s'y produire. Ces dernières années, Hugues Aufray, Vincent Niclo ou encore Natasha St-Pier se sont aussi lancés dans l'aventure. Un véritable défi, autant pour les artistes que leurs tourneurs, qui doivent s'adapter à des lieux bien loin des salles de spectacles traditionnelles. Pour preuve, ceux-ci n'ont pas de véritables scènes, de décor, de loges, ni même de puissance électrique et lumineuse nécessaire pour accueillir un véritable concert. « Techniquement, on a tout à installer. Pour l'artiste, il n'y a pas de loges donc il faut trouver des hôtels à proximité... L'électricité aussi ! Dans les salles, ils ont prévu la puissance électrique pour accueillir un gros spectacle. Dans une église, imaginez la tête du circuit électrique ! » détaille à notre micro David Hardit, le producteur de l'actuelle tournée de Vincent Niclo.

Il y voit là « une débauche d'énergie et d'organisation qui est deux fois plus grande que dans les salles normales » : « C'est pour ça que c'est toujours un exercice compliqué et un challenge d'amener un artiste dans une église et de monter une telle tournée ». Idem pour la sonorisation, souvent compliquée dans de tels endroits construits il y a plusieurs siècles : « On a des techniques maintenant, avec la multidiffusion du matériel. On a fait une étude dans les églises et on a le matériel adéquat pour que le son soit très bien. Ça résonne toujours un peu, ça reste une église, mais ça embellit le lieu. Après, c'est à l'artiste de s'adapter et de monter un spectacle acoustique ».



"Ça ne coûte pas moins cher que de louer une salle"


Ainsi, et c'est étrange à dire, mais une église ne se loue pas si facilement. Il faut en effet avoir l'autorisation de l'abbé ou du clergé pour avoir le droit de s'y produire. « Des fois, les églises appartiennent aux bâtiments de France. Il faut faire la demandé à l'abbé, qui fait la demande aux bâtiments de France, qui prend le dossier quand ils ont le temps. Car un spectacle dans une église, ce n'est pas leur priorité... On peut avoir parfois six mois d'attente avant d'avoir le go dans une église » poursuit David Hardit. Et si une église coûte « bien moins cher » à louer qu'une salle traditionnelle, le prix grimpe considérablement avec l'installation qu'un concert implique.

« Ce qui coûte cher, c'est de l'habiller techniquement. Monter une scène, c'est tout de suite un semi-remorque de matériel. C'est aussi quatre personnes, donc quatre salaires. Ce sont des coûts énormes » ajoute le producteur : « A la fin, on s'est rendu compte que ça ne coûte pas moins cher qu'une salle. L'église coûte moins cher, mais il y a tellement de technique à mettre qu'il vaut mieux louer une salle... ». En compensation, les équipes donnent à chaque église « deux euros par billet vendu ». « On participe en plus à la rénovation de l'église. Au lieu de donner de l'argent à une salle normale, c'est un tronc, comme quand il y a la quête. C'est de l'argent qui est reversé aux églises pour les entretenir. Donc on participe à la rénovation et à l'entretien de ces lieux saints » nous précise de son côté Vincent Niclo.

Pour autant, cet engouement a parfois ses limites. Comme nous l'ont révélé Vincent Niclo et son producteur, sans pour autant donner de noms, certains artistes se voient refuser l'accès à ces lieux saints pour des concerts : « C'est un lieu de culte, ils ne veulent pas tout mélanger. Il y a des églises qui ne veulent pas du tout. Chaque église est dirigée localement et chacun a sa philosophie de la situation. Il y a des prêtres qui sont prêts à mettre un DJ dans une église ! Et il y a des prêtres qui nous disent "C'est pas pour nous ! Prier, ce n'est pas faire la fête dans une église"... On ne loue pas l'église, on rentre chez eux ».

"J'étais convaincu qu'il allait se passer quelque chose"


Pour Vincent Niclo, cette tournée des églises est « un challenge complet ». La première a eu lieu le 27 mai dernier à la basilique Notre-Dame de Lisieux, une des plus grandes d'Europe. Il se souvient : « Il y avait plus de 2.000 personnes. J'ai eu une appréhension parce que je ne savais pas comment le public allait percevoir le spectacle. Moi, j'étais intimement convaincu aux répétitions qu'il allait se passer quelque chose. Quand j'ai vu la réaction du public, c'est là qu'on a vu qu'il se passait quelque chose : les gens pleuraient, étaient en ovation... ». Et l'interprète de "Cette histoire entre nous" l'avoue, il est devenu totalement accro à ces concerts dans des lieux saints : « Je pèse mes mots quand je dis que c'est ma meilleure expérience. On chante pour être en contact avec le public et pour essayer de leur donner quelque chose. Et là, comme il n'y a rien, on est dans un lieu saint, donc ça impose le respect, la droiture. On ne peut pas être fake, on doit être authentique et délivrer quelque chose dans le naturel le plus intense. Ce qu'on reçoit en tant qu'artiste, c'est quatre fois plus grand que dans un théâtre. Il faut voir le truc pour le comprendre ».



"Chanter dans les églises, c'est pas le show business !"


Pour Natasha St-Pier, jouer dans de tels édifices religieux, c'est « un décor formidable » qui a une certaine aura et une « âme », bien plus que dans les salles et théâtres où elle a l'habitude de se produire en temps normal. En effet, comme Laurent Voulzy ou Vincent Niclo, la chanteuse canadienne s'est elle aussi lancée dans une tournée des églises pour défendre son dernier album "Jeanne", inspiré par l'histoire de Jeanne d'Arc. Et elle reconnaît à quel point ce type de tournée est « un mode de vie différent » : « On n'a pas de loge, on est dans une sacristie. On n'a pas de confort, il fait froid l'hiver. Chanter dans les églises, ce n'est pas le show business ! ». Mais il s'agit d'un procédé « plus gratifiant » et « plus réel » selon elle : « C'est pas un rideau noir derrière nous et on est un personnage, et la vraie vie qui revient. On reste dans la vraie vie et ça c'est assez intéressant aussi ».

Jouer dans des églises implique pour les artistes d'organiser un concert un peu différent. Par exemple, impossible de jouer des chansons plutôt électriques dans ces lieux saints. Notamment pour des questions sonores et techniques. Au contraire, il faut miser sur une certaine intimité, comme le reconnaît Vincent Niclo : « En balayant mon répertoire, je me suis dit que telle ou telle chanson serait bien adaptée, comme "Le temps des cathédrales", "Caruso", "Ave Maria"... Ça s'impose quoi ! Ce sont des chansons qui prennent une grandeur extrême dans ces lieux. J'ai adapté le répertoire, les arrangements aussi. "Ameno", par exemple, on a enlevé la rythmique et les percussions pour faire une version différente. Tout a été revisité ! ». D'ailleurs, la setlist des concerts est scrutée minutieusement par les responsables religieux : « Ils doivent valider les chansons, valider l'artiste ». « Ils regardent au millimètre près le répertoire de Vincent pour voir si ça correspond au lieu. Avec eux, c'est soit oui, soit non » renchérit son producteur David Hardit.

De son côté, Natasha St-Pier reconnaît que le rapport au public est bien différent dans une église : « Comme je ne suis pas sur une scène haute avec un éclairage en plein dans les yeux, je vois les gens et ça c'est très différent. D'habitude, on voit les trois premiers rangs, là je vois tout le monde, même les derniers. Je vois quand les gens sont émus, quand ils sont contents ou s'il y a des moments qu'ils trouvent longs, je peux le sentir et prendre les bonnes décisions ». Même son de cloche pour Vincent Niclo : « Comme ils sont dans un lieu saint, ils ne réagissent pas de la même façon. Au départ, ils se demandent s'ils peuvent applaudir, se lever, crier... Et au fur et à mesure du spectacle, ils se lâchent complètement et c'est la même chose que dans une salle de spectacles traditionnelle ».

Des tournées dans des petites villes, loin des grands Zénith


Des spectateurs heureux d'avoir assisté à un concert qu'ils savent, en un sens, exceptionnel, mais aussi de voir un chanteur venir jouer dans leur commune. Ainsi, Natasha St-Pier, Laurent Voulzy ou Vincent Niclo se produisent à Paris, Lyon, Nice, Nantes ou La Rochelle, mais aussi à Carnoux-en-Provence, Saint Jean d'Angely, Luxeuil Les Bains, Montier en Der ou Saint-Venant. Le point commun entre toutes ces villes ? Aucune ne dépasse les 10.000 habitants ni n'est dotée d'une grande salle de spectacles. Et c'est ce que leur fait remarquer le public. « A chaque concert, beaucoup viennent me remercier d'être venu dans leur ville. Il y a certains endroits où il n'y a pas beaucoup, voire aucune salle. Les gens sont obligés de faire 50 ou 60 kilomètres pour aller voir un artiste qui leur plaît. Il y a toute une catégorie de personnes qui ne sont jamais venus me voir chanter » note Laurent Voulzy.

Idem pour le ténor, dont le "Récital" dans des lieux saints a débuté il y a quelques mois : « Il y a des gens qui n'ont pas envie de faire 100 kilomètres pour aller dans une salle de spectacles, du coup ils ne vont pas voir de spectacles. D'aller vers eux, c'est la mission de cette tournée. Il y a une partie du public qui se dit "Oh, Niclo je ferais pas 100 kilomètres pour aller le voir, mais comme il passe à côté, je suis curieux j'y vais" ». Ce qui profite autant au public qu'à ses lieux saints. « Les prêtres nous disent : "Pour nous c'est tout bénef', non seulement on fait vivre l'église, le village, et on fait venir des gens qui ne seraient peut-être jamais venus dans nos lieux" » poursuit-il avec le sourire.



Est-ce vraiment rentable ?


Mais les artistes français ne sont pas les seuls à tenter l'expérience. En 2017, le groupe pop anglais London Grammar avait donné un concert spécial à la Cathédrale Américaine de Paris pour présenter son deuxième album "Truth Is A Beautiful Thing". Un EP de cinq titres de ce live est même disponible en streaming. Ainsi, même si les chanteurs sont totalement éblouis par ce type de concerts, le bilan de la production n'est pas entièrement lucratif. David Hardit estime que ce genre de tournée n'est pas totalement viable : « Je pense qu'il faut être courageux pour se lancer là-dedans, parce que c'est beaucoup de démarches. C'est un kiff d'artistes de faire ça une fois dans leur vie, parce que c'est magnifique. Mais on fait ça une fois dans sa vie et on repasse aux salles ». D'autant plus que cet engouement reste « trop méconnu » à ses yeux pour perdurer dans le futur.

Il nous explique qu'une telle tournée a été également proposée à Mireille Mathieu, qui a préféré refuser : « Je pense qu'elle respecte tellement les lieux que ce n'est pas quelque chose qu'elle fera un jour ». Pour lui, ce genre de concerts est plus « un kiff personnel » et qu'un but de gagner de l'argent. Et les artistes confirment. « J'ai même redécouvert mon répertoire à travers cette tournée. J'ai vraiment adoré faire ça. C'était au-delà de mes espérances. Je peux pas l'expliquer, mon répertoire prend vraiment une autre dimension. Je dirais que c'est ma meilleure expérience de scène. On se sent utile, on apporte du bonheur aux gens et ils vous le renvoient » conclut Vincent Niclo. La messe est dite !

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