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lundi 11 novembre 2019 13:18

SebastiAn en interview : "Je me conçois plutôt comme un producteur qui fait un disque"

Par Théau BERTHELOT | Journaliste
Passionné par la musique autant que le cinéma, la littérature et le journalisme, il est incollable sur la scène rock indépendante et se prend de passion pour les dessous de l'industrie musicale et de l'organisation des concerts et festivals, où vous ne manquerez pas de le croiser.
Huit ans. C'est le temps qu'il a fallu attendre avant la sortie du nouvel album de SebastiAn, "Thirst". A l'occasion de sa sortie, il s'est confié à Pure Charts sur ce nouveau projet, ses nombreuses collaborations, ses albums avec Frank Ocean et Charlotte Gainsbourg ainsi que sa position en tant que producteur. Rencontre passionnante avec un artiste généreux.
Crédits photo : Ella Herme
Propos recueillis par Théau Berthelot.

8 ans ont passé depuis "Total" : pourquoi aussi longtemps ?
A vrai dire, je ne me suis pas aperçu du temps qui passe, je n'ai fait que bosser durant ces huit années. Ça a commencé avec Kavinsky pour aller vers Philippe Katerine puis Charlotte Gainsbourg et Frank Ocean, un peu au même moment. C'est un peu parti dans tous les sens. Avant même de faire le premier disque, je me concevais davantage comme un producteur qui a fait un disque, plutôt que comme un artiste solo. Après ce premier disque, je suis retourné à la production. Comme je n'aime pas trop me répéter, il y avait quelque chose qui me donnait envie de faire un disque qui ne ressemble pas trop au premier. On retrouve quelques références, mais ce n'est pas l'exacte copie. La répétition, ça m'ennuie un peu. Je n'étais pas pressé à ce moment-là.

J'ai fait le grand écart entre Frank Ocean et Charlotte Gainsbourg
Comment est né "Thirst" ?
Il y a deux ans, j'ai commencé à travailler sur "Thirst" à cause de ces deux projets en parallèle. Au moment où je commence à travailler avec Charlotte, c'est là que Frank Ocean m'appelle. Je commence à faire le grand écart entre les deux projets. Je me suis mis à avoir beaucoup de rencontres, de personnes qui étaient dans le cercle de Frank et Charlotte. A travers ces voyages-là, je ne faisais qu'enregistrer les personnes que je rencontrais, un peu par plaisir. Au bout d'un moment, il commençait à y avoir une forme de cohérence et j'ai voulu consolider le tout, comme si c'était un seul et même disque, même s'il y avait des disparités de styles. J'avais envie de faire un album au lieu que de faire des projets solo, à droite à gauche. Cet album est né de la géographie. Quand Charlotte m'a appelé, je me suis dit que ce serait un bon moyen de me calmer sur les dates de concerts, vu que j'en faisais beaucoup à l'époque. Comme elle a déménagé à New York, ça m'a fait re-voyager, tandis que Frank Ocean qui est Américain, venait de déménager à Londres. Ça a créé un aller-retour permanent mais intéressant. Je me suis retrouvé dans la même situation de tournée, mais en tant que producteur. Je n'ai pas arrêté de bouger mais avec des rencontres, des gens, des lieux. C'est un peu un carnet de voyage.

Ecoutez "Beograd" de SebastiAn :



Sur la pochette, tu te bats avec toi-même : pourquoi cette idée ?
C'est une réponse au premier et une affirmation de celui-là aujourd'hui. Au moment où je fais mon premier album "Total", c'est l'avènement de Facebook. Au-delà de la blague de ce qu'un artiste pense de lui-même, je commence à voir le narcissisme comme quelque chose de normalisé par les réseaux. Il n'y a pas une volonté d'intellectualiser, j'en fait juste un objet beau mais je laisse l'interprétation à tout le monde. Celle de "Thirst" correspond au moment où tout ce que le progrès a tendance à vendre positivement se poursuit avec Twitter ou Instagram. Une nuance commence à se poser. Ce n'est pas quelque chose de moral mais plutôt un indicateur. Si cette pochette-là répond à la première, c'est ce qui se passe lorsque le narcissisme va trop loin. A force de trop s'aimer, on se fout sur la gueule.

Je ne conçois pas la violence en musique
Au vu de la pochette, "Thirst" pourrait être compris comme l'album coup de poing ?
Le premier disque oui, mais celui-là me paraît plus apaisé. Je n'ai jamais conçu la violence en musique, c'est plus un exutoire. Elle a quelque chose de très romantique. Un peu comme les punks : ce sont des personnes qui continuent de foncer dans le mur, c'est fascinant. A un moment, on m'a collé l'image d'un mec qui ne faisait que des choses très lourdes et assez violentes, mais je ne faisais que me marrer.

Le clip de "Thirst" a été réalisé par Gaspar Noé, pourquoi lui en particulier ?
Il a donné ce côté percutant. C'est un ami de longue date. Contrairement à Quentin Dupieux ou Justice, qui ont des formations dans le cinéma et le graphisme, je n'ai aucune image quand je fais de la musique, je n'ai que des sentiments. Quand je vais chercher quelqu'un pour des images, je cherche quelqu'un qui a le même rapport que moi. Gaspar a son truc à lui en image. Quand il est venu chez moi, on a parlé en tant qu'amis mais il n'était pas du tout question de faire un clip. Je lui ai fait écouté le disque et il m'a dit qu'il voudrait bien mettre des images sur tel titre. Je l'ai laissé faire. Son idée était de se dire que la dernière fois que j'ai sorti un disque, je passais mon temps en club donc il voulait reprendre là où je m'étais arrêté. Les gens que je vais chercher en image, je leur laisse carte blanche.

Ecoutez "Pleasant" de SebastiAn et Charlotte Gainsbourg :


L'album de Charlotte ne pouvait pas sonner comme ce que je faisais
Deux collaborations frappent : Charlotte Gainsbourg sur "Pleasant" et Sparks sur "Handcuffed to a Parking Meter". Peux-tu nous en parler ?
Charlotte, il y a un côté logique. Comme c'est un album qui traite de la production, elle a été un dernier gros marqueur. Avec elle, ce n'était pas qu'un disque mais aussi beaucoup de temps passé ensemble. "Rest" est né d'une souffrance, de la perte de sa soeur Kate. On a passé des moments importants donc je pense que c'est logique qu'elle soit là. Quand elle est venue me voir à l'époque, c'était plus pour avoir ce genre de morceaux ["Pleasant", ndlr] que le disque qu'elle a fait au final. "Rest" ne pouvait pas sonner comme ce que je faisais à cause du sujet. Ça partait du décès de sa soeur puis elle a élargi à ses morts à elle. Au départ, elle voulait quelque chose d'un peu crade et ce "Pleasant", c'est plus un hommage à ce qu'elle aime.

Et Sparks ?
C'est le seul groupe que j'ai demandé. Les autres, ce sont des rencontres. Ça a été mes idoles, pour beaucoup de raisons : le style, les pochettes, leur parcours, ils ont été produits par Visconti, Moroder... Je suis fasciné par l'humour latent, très anglais, qu'ils ont. J'ai voulu les voir avec tout le danger que ça représente quand on rencontre ses idoles. Ils m'ont donné 15 fois plus que ce que j'attendais. Ils étaient déments. Un peu comme Paul McCartney quand il est venu en studio pour l'album de Charlotte. Tu te rends compte que Dieu est là et que Dieu est sympa. Tu t'aperçois que ce sont des gens qui ont une carrière et qui n'ont plus rien à prouver. Il n'y a pas l'arrogance de la jeunesse chez certains mecs de 20 ans qui ont besoin de s'affirmer. C'est hyper impressionnant que voir des mecs qui ont 30 ans de plus que moi, être à ce point dedans et être toujours aussi excités.

L'influence des Beach Boys se ressent sur "Better Now"...
Brian Wilson, c'est un des meilleurs producteurs vivants à mon goût, un des plus inventifs du genre. Il fait partie de ces gens à idées. Il revient là pour des raisons plus simples : je suis allé voir Mayer Hawthorne en Californie. Il a participé à mon premier disque et c'est toujours resté mon pote. On était en bagnole et les Beach Boys passaient à la radio : c'est tellement cliché mais c'est la vérité. Ensuite, on est allé dans un bar où il tombe sur une fille qu'il n'a jamais osé aborder. On est rentré chez lui et on a commencé à faire le morceau, qui parlait de la fille en question. "Better Now", ça correspond à tout ce qu'on a fait dans l'heure d'avant : une inspiration des Beach Boys et la nana qu'il n'a pas pu avoir.

Vous n'avez pas voulu faire appel à Brian Wilson ?
Ça, c'aurait été... (Il réfléchit) En même temps, je suis très attaché à la notion de contrainte, je n'ai quasiment pas de claviers, par exemple. Toutes les contraintes amènent ton propre style. Aller chercher le vrai, ça aurait peut-être rendu moins bien, que de tenter d'y faire référence parce que tu n'arrives pas à l'avoir. Autant, les Sparks me paraissaient atteignables, autant Brian Wilson je trouve ça gros. Enfin, c'est peut-être bête de dire ça. Lui, c'est peut-être quelqu'un que j'aurais peur de rencontrer. Je pourrais être déçu. Et puis, c'est dangereux, il est dans un état spécial. Tu vas me faire regretter maintenant (rires).

Ecoutez "Better Now" de SebastiAn et Mayer Hawthorne :



Entendre des groupes qui font toujours le même disque, ça m'ennuie
Quel est le titre dont tu es le plus fier sur l'album ?
Je suis assez fier de "Better Now" avec Mayer Hawthorne. Il s'est tellement fait d'une traite, de manière assez positive et légère. On a pris quelque chose du passé pour en faire quelque chose de très actuel. Si c'était juste refaire quelque chose comme à l'époque, ça m'aurait fait chier. D'entendre des groupes de rock qui font les mêmes disques qu'il y a 40 ans, ce n'est pas très intéressant. En 60 ans, le rock a évolué. Là, aller chercher les Beach Boys pour les mettre aujourd'hui... Comme dirait Mayer, c'est un peu comme si Brian Wilson surfait sur un lac en Serbie. Ce n'est pas juste un piochage un peu facile dans le passé, il y a une volonté de moderniser le tout.

Avec toutes ces collaborations du monde entier, comment met-on sur pied un tel album ? Il se construit au fil du temps, des rencontres ?
Ça se fait avec le temps. Il y a beaucoup de mystification autour de la manière dont on rencontre les gens. Quand Frank Ocean a voulu me contacter, il l'a fait par Skype, nous ne sommes pas passés par une maison de disques. J'ai halluciné qu'il appelle de manière aussi directe. C'est cet événement qui m'a fait comprendre qu'il n'y a qu'à appeler pour voir ce que ça donne. C'est ce qui s'est passé. Il y en a, comme Allan Kingdom, ça passe parce qu'ils étaient là, en studio avec Frank Ocean. Pour d'autres comme Sevdaliza, ça passe par le Net. Ce qui était important pour moi, c'était de voir les gens, pas de passer par des échanges de fichiers par mail assez froids. J'ai besoin de passer du temps avec la personne pour voir comment elle est. Donc ça se monte avec le temps. Si je savais dès le début que j'allais faire un album avec tant de collaborations, je ne l'aurais pas fait car ça demande trop d'organisation. Je l'ai fait parce que tout s'est fait tout seul.

Comment vous les choisissez ?
Ça se fait avec le temps et les rencontres. Allan Kingdom, j'ai été marqué par sa voix chantée/rappée. Je les choisis parce que soit ils sont bons, soit on a un truc de bon à faire ensemble. Je n'ai pas besoin d'avoir de gros techniciens. Je me fous de si la personne est connue ou pas, ce n'est pas pour ça que je vais les chercher. Il y a une idée de ce que je peux faire et apporter et je me dis toujours que ça va être intéressant à faire.

Regardez le clip de "Sober" de SebastiAn et Bakar :



Quand je refuse des productions, c'est que je n'ai rien à apporter
Il y a des artistes qui viennent de tous les genres : pop, rock, électro, rap... C'est une volonté de mélanger les univers ?
Quand j'ai commencé, il y avait une vraie volonté de faire des ponts entre les genres. De passer de Charlotte Gainsbourg à Frank Ocean, c'est quand même le grand écart, et moi je suis au milieu de ça. Il y en a un, c'est un chanteur avec la tradition gospel avec une voix modulable. De l'autre, Charlotte est plus dans une tradition française d'avoir des imperfections vocales : on n'est pas obsédé par le lyrisme en France. J'étais attaché à ça pendant longtemps avant de me rendre compte que cette histoire de pont, c'est devenu la norme. Le monde entier est devenu un pont. C'est plus les moyens techniques de les vendre qui les cloisonne. On va devoir le mettre dans des playlists et dire "ça c'est du R&B". Frank Ocean en réalité, ce n'est pas que du R&B, c'est un peu de tout.

Est-ce qu'il t'est déjà arrivé de refuser des demandes ?
Oui, mais je refuse quand je m'aperçois que je n'ai rien à apporter. Quand c'est trop évident, ça ne sert à rien. Il y a certains trucs que j'ai trouvé nuls. Mais je n'ai refusé que parce que, conceptuellement, ça ne marchait pas. C'est plus moi qui me retirait, plutôt que leur produit qui n'était pas bon. Quand je vois qu'il y a un truc un peu nouveau ou un peu différent. Il faut savoir dire non à certaines propositions, même si elles sont intéressantes.

Ça a été facile de travailler en même temps sur les albums de Frank Ocean et Charlotte Gainsbourg ?
Quand tu fais les deux en même temps, c'est d'autant plus dynamique que quand tu fais l'un et que tu t'installes dans un style, tu pars sur l'autre et donc un style complètement différent. De passer de l'un à l'autre, ça te donne des idées tout le temps. C'est un pont qui est plutôt salvateur et dynamique. C'est plutôt un plus de travailler sur ces deux projets en même temps. Sur ces disques-là, je me suis effacé, je ne m'impose pas.

Ensuite, ce sera l'étape du live. Comment abordes-tu cela ?
Violemment. Le live, c'est le seul moment où j'ai besoin que ce soit le défouloir. C'est comme si j'avais cinq ans et que je tapais sur la table, sauf que là, c'est avec des enceintes géantes. Je prends toujours autant de plaisir. Et en même temps, tu ne peux pas trop te moquer des gens qui viennent de te voir : il y en a certains qui viennent de loin, qui ont une semaine sur le dos. Ils sont là pour se défouler, pour draguer etc. Tu ne peux pas être cynique. Il y a un côté "on est ensemble".

En interview, Charlotte Gainsbourg nous a dit qu'elle aimerait beaucoup retravailler avec toi, c'est le cas aussi de ton côté ?
J'ai l'impression d'être à un mariage (rires). C'est un oui ! Et elle le sait, en plus.

Crédits photo : Ella Herme .
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