jeudi 10 novembre 2011 14:45
Thierry Séchan à son frère Renaud : "Laisse pas béton !"
Par
Steven BELLERY
| Rédacteur
Le 12 janvier prochain, le journaliste musical Claude Fléouter publiera "Renaud : Putain de vie" aux Éditions La Martinière. Une biographie du chanteur en collaboration avec le frère de l'artiste, Thierry Séchan. Et, en ouverture de cet ouvrage, le frère de l'interprète de "Mistral Gagnant" signe une lettre ouverte émouvante à son frère.
Crédits photo : ABACA
Depuis quelques mois, différentes rumeurs circulent autour de l'état de santé de Renaud. Le chanteur aurait renoué avec "Mister Renard", l'alcool et la dépression. Une rumeur qui prend forme avec cette lettre en forme de SOS, presque de cri de détresse, lancé par son frère, Thierry Séchan. Dans "Lettre à mon frère" publié en ouverture d'une biographie à laquelle il a participé et à paraître en janvier prochain ("Renaud : putain de vie", de Claude Fléouter, aux Editions La Martinière), Thierry Séchan explique que « depuis quelques temps rien ne va plus »...
« Mon bien cher frère. Cela fait des années que je ne t'ai pas écrit. Si ma mémoire est bonne, mes dernières lettres remontent au début des années soixante-dix, lorsque tu avais quitté Paris (mais quitte-t-on jamais Paris ?) pour t'installer en Avignon », écrit Thierry Séchan en introduction de sa lettre.
Thierry Séchan revient ensuite et très longuement sur la carrière de son frère (ses réussites, ses échecs, ses tubes) comme s'il voulait lui ouvrir les yeux sur la beauté de sa vie, sur la qualité de sa carrière et de sa production artistique : « Peu de temps après la sortie de "Place de ma mob", tu fus programmé au théâtre de la Ville. Lorsque je te vis apparaître sur scène, je sus que tu allais devenir un grand artiste français, peut-être le plus grand ». se souvient Thierry Séchan.
Mais les louanges s'arrêtent assez vite. Le frère de Renaud ne cache alors rien de la descente aux enfers du chanteur : « Le succès de "Mistral Gagnant fut triomphal. Une fois de plus, tu dépassas allègrement la barre du million dexemplaires. [...] Pour autant, tu nallais guère mieux. Toujours ce même vague à lâme, toujours ce désir doublier (quoi exactement ?) et, de plus en plus souvent, de noyer ton imparable malaise dans soixante-quinze centilitres dalcool. [
] Et tu déclinais
Lalcool devenait plus régulier, il te faisait office dantidépresseur. Tu étais gagné par la paranoïa. [...] Tu tinstallas dans un grand appartement juste au-dessus de la Closerie des lilas. Naturellement, tu ne pus y vivre seul
Et cest ainsi que, quelques semaines après, je vins habiter avec toi [...]. Cinq ans sans dessaouler, ou presque. Cinq ans dans une solitude extrême, malgré la présence constante de tes proches. Et ton public qui attendait, qui attendait ton retour, un nouvel album, ton public presque aussi désespéré que toi
Enfin, il y eut la bouée, le canot de sauvetage, sous la forme dune jolie chanteuse nommée Romane Serda », développe le frère de Renaud entre amertume, tristesse et reproche.
Et, c'est à la fin de la lettre, que le ton se fait plus directif et alarmant : « Hélas, depuis quelque temps rien ne va plus. Tes vieux démons ont repris le dessus. Ton couple se délite, lalcool a refait son apparition
La déprime est là, omniprésente. Tu dis à qui veut lentendre que tu ne peux plus chanter. Je narrive pas à y croire. Un artiste narrête jamais de créer, voyons ! À moins quil ne se suicide, bien sûr
Mais il est vrai que ton comportement actuel sapparente à un lent suicide, un suicide à petit feu. Que faire ? Te regarder sombrer les bras croisés ? Inimaginable ! Pour reprendre le slogan que tu avais fait imprimer dans " Le Matin de Paris" en 1988 afin dinciter Tonton à se représenter : Renaud, laisse pas béton ! »
On se souvient de l'interview-confession que Renaud avait accordé au magazine "Serge" en novembre 2010 dans laquelle il expliquait sa détresse : « Ma femme voulait un jardin pour le bébé, elle voulait vivre en banlieue. Et moi, comme un con, j'ai accepté de bonne grâce de trouver une maison où [...] je m'étiole, où je meurs à petit feu. Je suis loin de Paris, de mes potes, de mes petits bistrots". Il était également revenu sur son manque "de sève" : "Je n'ai pas sorti de chanson originale depuis quatre ans. Je ne sors plus de disques car je suis en panne d'inspiration. C'est un peu frustrant ».
Pure Charts vous propose de découvrir en exclusivité - ci-dessous l'intégralité de la « Lettre à mon frère », signée Thierry Séchan.
Lettre à mon frère
par Thierry Séchan
Mon bien cher frère,
Cela fait des années que je ne tai pas écrit.
Si ma mémoire est bonne, mes dernières lettres remontent au début des années soixante-dix, lorsque tu avais quitté Paris (mais quitte-t-on jamais Paris ?) pour tinstaller en Avignon. Dans les premiers temps, tu avais été hébergé dans lappartement de notre tante Madeleine, femme médecin attachante et pittoresque. Elle tavait inscrit au cours Pigier. Toi, le poète, lartiste, le saltimbanque, au cours Pigier ! Heureusement, cela ne dura pas. Après quelques mois passés dans un studio, en compagnie dun chaton et de jolies autochtones, tu remontas à Paname dont tu étais toujours amoureux.
À Paris, ce fut la ronde des petits boulots : vendeur de fringues, apprenti garagiste, libraire. Pour arrondir tes fins de mois, tu chantais dans les rues, les cours dimmeubles (qui rapportaient gros, à lépoque où les femmes étaient au foyer et sy ennuyaient ferme), le métro. Cest là précisément que deux jeunes producteurs, Jacqueline Herrenschmidt et François Bernheim, te remarquèrent. En studio, ils te demandèrent de leur chanter tout ton répertoire, ce que tu fis dautant plus volontiers que celui-ci à lépoque était plutôt maigrelet. Les deux producteurs retinrent la quasi-totalité de tes chansons.
Et ce fut "Amoureux de Paname", où figurait lemblématique "Hexagone". Javoue que ce premier album me laissa
perplexe. Tu ne chantais pas très bien, tes musiques étaient plutôt frustes (trois chansons en do-sol septième !) et tes paroles
Certes, cétait original, mais cétait aussi un peu bancal.
Quatre mille exemplaires vendus. Cétait peu, bien sûr, mais ce nétait pas lessentiel. Lessentiel, cétait que des critiques (Jacques Erwan, notamment) avaient tendu loreille. Lessentiel, cest que des maisons de disques concurrentes de Polydor (Barclay en premier lieu) avaient bien envie de te « signer », toi, si atypique, si étranger à toute la production de lépoque.
Mais tu resignas chez Polydor, et ce fut "Place de ma mob", lalbum qui te lança définitivement. Outre le tube "Laisse béton", lopus contenait quelques petits chefs-duvre dhumour et de poésie, tels que "Germaine", "Adieu minette", "Je suis une bande de jeunes", "Les Charognards" ou "La Bande à Lucien".
Peu de temps après la sortie de "Place de ma mob", tu fus programmé au théâtre de la Ville. Lorsque je te vis apparaître sur scène, je sus que tu allais devenir un grand artiste français, peut-être le plus grand.
La machine était lancée et elle ne sarrêterait plus, à moins que tu nen décides autrement.
En 1980, tu sortis "Marche à lombre", un album dune rare violence. Cette fois, le gentil loubard était devenu lange noir, comme en témoignait la pochette. De "Marche à lombre" à "Où cest que jai mis mon flingue ?", tu déclinais toutes les violences, des plus pittoresques ("LAuto-Stoppeuse") aux plus déchirantes ("Mimi lennui"). Succès considérable.
Après le merveilleux Bobino, après lOlympia, cest au Zénith que tu vas triompher, ce Zénith que François Mitterrand, notre cher président, inaugurera en ta présence en 1984.
En 1982, ce fut "Le Retour de Gérard Lambert", un album un peu moins réussi que le précédent, mais dune excellente facture. On retiendra le tonifiant "Mon beauf", les déchirants "Manu
et La Blanche", ou encore le roboratif "Étudiant poil aux dents".
À lété 1983, avec Jean-Louis Roques, ton accordéoniste fétiche (tous les autres musiciens étaient américains), tu tenvolas pour Los Angeles, la mégapole inhumaine. Là, tu allais enregistrer lun de tes plus beaux disques, "Morgane de toi" (musique du regretté Franck Langolff), ton premier album à passer la barre du million dexemplaires. Un album drôle, émouvant, poétique.
La suite fut moins heureuse. Tu avais accepté avec mon approbation, hélas de participer au Festival international des jeunes et des étudiants à Moscou. Et ce fut une catastrophe. Ton concert se déroule en plein air, devant six mille spectateurs triés sur le volet. Sans être enthousiastes (les Russes ne te connaissent pas, après tout, même si on a distribué aux invités des traductions de tes textes), laccueil est poli. Mais, en milieu de récital, au moment précis de "Déserteur", quand tu chantes « Quand les Russes, les Ricains / Front sauter la pla- nète », deux mille spectateurs se lèvent et quittent les lieux. Humiliation.
À la fin du concert, en coulisses, tu laisses exploser ta colère devant les organisateurs. Mais le mal est fait. Dautant quune équipe de FR3 a tout filmé
Après la diffusion en France, sarcasmes et quolibets fuseront. Ce fut ta première blessure, le début dun profond malaise qui allait marquer ta vie. Par la suite, tu mappris que tes angoisses étaient beaucoup plus anciennes, ce dont je pris acte. Ton malaise perdura, augmenta, jusquà atteindre son paroxysme vers 1995.
Puis tu repris tes tournées, de Zénith en Zénith, tournées harassantes mais triomphantes. Désormais, ton public était intergénérationnel, tous âges et toutes classes sociales confondus.
En 1985, tu repartis enregistrer à Los Angeles. Cette fois, jétais du voyage. Depuis trois ans, en effet, jétais « directeur artistique » de tes éditions musicales. Pour toi, cétait une façon comme une autre de me sortir de la mouise. Appartement de fonction dans le Marais et carte bleue société qui me permettait dentretenir, midi et soir, tous les parasites du quartier.
Toi et moi étions accompagnés par Jean-Philippe Goude, brillant arrangeur et réalisateur, mais aussi, hélas, sinistre compagnon de voyage. Si je me souviens bien, je ne crois pas lavoir vu sourire une seule fois. Nimporte. Son rôle dans la réalisation de cet album mythique fut prépondérant. Ambiance un peu tristounette, donc. Il te manquait une ou deux chansons. Par un bel après-midi californien je te vis écrire et composer à la guitare, en moins dune heure, sur un canapé du studio, ton pur chef-duvre, "Mistral gagnant". Goude eut lidée de génie (après coup cela paraît évident) de transcrire le morceau pour le piano. Avec les fameuses petites notes dintroduction et de conclusion.
Hélas, je ne vis pas la fin du disque. Au bout de quinze jours, établissant le bilan de notre « collaboration », je réalisai que je navais pas écrit une ligne et pas lu un seul livre en trois ans
Cela ne pouvait plus durer. Je te laissai un petit mot dans notre appartement et je filai à laéroport, direction Paris. Adieu, le logement de fonction ! Adieu, la carte bleue société ! Mais bonjour, ma liberté !
Le succès de "Mistral gagnant" fut triomphal. Une fois de plus, tu dépassas allègrement la barre du million dexemplaires. Virgin, ta nouvelle maison de disques, rayonnait. Pour autant, tu nallais guère mieux. Toujours ce même vague à lâme, toujours ce désir doublier (quoi exactement ?) et, de plus en plus souvent, de noyer ton imparable malaise dans soixante-quinze centilitres dalcool.
Dautant que les années à venir nallaient pas être roses. À quelques mois près, tu perdis ton grand ami Pierre Desproges, puis ton vieux pote Coluche, le parrain de Lolita. Cest à Coluche que tu allais dédier "Putain de camion", un album noir, au propre et au figuré (la pochette était toute noire, avec juste un bouquet de coquelicots au milieu), un album qui se vendit beaucoup moins bien que les deux précédents, pour lexcellente raison que tu avais refusé den faire la promotion.
Et tu déclinais
Lalcool devenait plus régulier, il te faisait office dantidépresseur. Tu étais gagné par la paranoïa. Bientôt, Dominique ne put plus supporter cette vie. Elle te pria de déménager. Tu tinstallas dans un grand appartement juste au-dessus de la Closerie des lilas. Naturellement, tu ne pus y vivre seul
Et cest ainsi que, quelques semaines après, je vins habiter avec toi dans ce logement de deux cent trente mètres carrés.
Cinq ans sans dessaouler, ou presque. Cinq ans dans une solitude extrême, malgré la présence constante de tes proches. Et ton public qui attendait, qui attendait ton retour, un nouvel album, ton public presque aussi désespéré que toi
Enfin, il y eut la bouée, le canot de sauvetage, sous la forme dune jolie chanteuse nommée Romane Serda. Tu en tombas éperdument amoureux, tu produisis son album, tu lépousas, tu lui fis un bel enfant, Malone. Surtout, tu enregistras "Boucan denfer", un magnifique album qui se vendit à plus de deux millions dexemplaires.
Hélas, depuis quelque temps rien ne va plus. Tes vieux démons ont repris le dessus. Ton couple se délite, lalcool a refait son apparition
La déprime est là, omniprésente. Tu dis à qui veut lentendre que tu ne peux plus chanter. Je narrive pas à y croire. Un artiste narrête jamais de créer, voyons ! À moins quil ne se suicide, bien sûr
Mais il est vrai que ton comportement actuel sapparente à un lent suicide, un suicide à petit feu. Que faire ? Te regarder sombrer les bras croisés ? Inimaginable ! Pour reprendre le slogan que tu avais fait imprimer dans " Le Matin de Paris" en 1988 afin dinciter Tonton à se représenter : « Renaud, laisse pas béton ! »
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